« Bonjour William… » C’était devenu un automatisme maintenant. Se lever de sa chaise, un bref sourire, lui serrer la main, entrer dans son bureau, s’assoir en face de son fauteuil. J’avais toujours refusé de m’allonger sur le divan. Toujours. « C’est notre avant dernière séance aujourd’hui. Qu’est-ce que tu en penses ? » Une séance par mois. Ça avait été le mieux que je puisse faire. Une séance par mois, depuis l’accident. « Je comptais aller me faire couper les cheveux, demain. Changer de tête, vous voyez. » Maria, psy et accessoirement amie de fac de mon père, avait toujours cet air sérieux au visage, et j’adorais lui arracher un léger rictus comme celui d’aujourd’hui. Et pourtant, elle comme moi savions qu’il n’y avait rien de drôle là-dessous. « Will… ton père m’a parlé de ton altercation de l’autre jour. Tu veux m’en parler ? » Vous prenez ça comme une question ? Mais je n’ai pas le choix. Elle ne me lâchera pas tant que je n’en aurais pas parlé. Je commence à connaitre le truc, voyez-vous. « Y a pas grand-chose à dire… tout le monde sait que ce type est un sale con. Il fallait que quelqu’un l’écarte de Juliet, et ça a été mon poing. Fin de l’histoire. » Que ce mec soit un abruti fini n’avait pas suffi, il avait fallu qu’il tourne autour de ma meilleure amie… passant les doigts sur mon poing de nouveau serré pour en dessiner les traits, je finis par relever la tête vers elle, haussant légèrement les épaules. Je n’étais pas du genre violent, elle le savait. Facilement énervable, en revanche… « Et le fils des Venturi ? Ça fait longtemps que je ne t’ai pas entendu te plaindre de lui. » Serrer les dents, ne pas penser à cet ordure. Adrian… pourquoi fallait-il que tout se sache, dans cette ville ? Je savais précisément où elle voulait en venir, et je refusais de m’engager sur cette voie. Hors de question. Nous ne parlerons pas de lui, et encore moins d’elle. « Vous m’aviez conseillé de m’en tenir éloigné, non ? Il faut croire que j’ai suivi votre conseil… » Faux, archi faux. Je n’avais jamais aimé Adrian, et je n’avais jamais été du genre à fuir le conflit, surtout pas avec lui. Mais une autre donnée rentrait dans l’équation de la haine, et celle-ci était incontrôlable. Georgia s’affichait à son bras, et j’en avais envie de vomir.

Maria s’était levée pour me servir mon café habituel. C’était son moment à elle pour juger de la technique à adopter au jour le jour. Soit. « La dernière fois que nous nous sommes vu, tu hésitais à prendre un appartement en ville de peur qu’un de tes parents retrouve la maison vide à son retour… » Le café coulait doucement dans la tasse, un spectacle étonnamment beau à voir. « Hmm oui. Mais c’est réglé. Ils m’ont acheté un appartement en ville. Je pense qu’ils veulent vendre la maison. » Ajoutais-je avec un air quasi détaché, trop, peut-être, tout en la remerciant pour la tasse. Elle avait l’air choquée que la nouvelle ne m’ébranle pas plus que ça. Peut-être parce que c’était la maison de mon enfance, qu’elle était le lieu de vie de Peter, et qu’il l’aimait, plus que tout. Pour l’histoire, Peter faisait des études d’architecture, avant que tout cela n’arrive. Et il avait passé sa vie à étudier notre maison sous tous les angles, pour en comprendre le fonctionnement et dessiner par la suite. Cette histoire, chaque personne le connaissant la connaissait. Et pourtant… « Et tu t’y plais ? » « Dans l’appartement ? Il pourrait loger trois autres personnes mais oui, je m’y suis fait. Et puis il n’est pas loin de la fac, et j’ai une place dans le parking du sous-sol, alors… je ne suis pas vraiment en mesure de me plaindre. » Elle notait, comme toujours, mes dires avec un intérêt particulier. J’ai rêvé de lui voler son carnet une bonne dizaine de fois, rien que pour voir, vous savez. « Et les études ? » « Ça va. » Rien à ajouter de plus, parce qu’il n’y avait vraiment rien, de plus. Ça allait, tout simplement. Pas major de promo, mais vraiment pas mauvais, je menais ma barque.

« C’est censé être notre avant dernière séance, Will. » Elle avait relevé la tête gravement, comme si quelque chose n’allait pas. Pourtant… non, pourtant, rien de spécial ne s’était produit. « Censé ? » « Si tu ne me parles pas, comment veux-tu que je te lâche ?! » Touché. Et pourtant, je lui parlais. Bien plus que les premières fois, et j’avais confiance en cette femme, bien plus qu’en n’importe quel autre médecin du genre. Haussant les épaules en signe d’incompréhension, elle finit par se caler au fond de son fauteuil, son regard d'émeraude plongé dans le mien, croisant les mains au-dessus de son carnet. Je connaissais ce regard… non ? « Tu as eu des nouvelles de Georgia dernièrement ? » Bien sûr que je connaissais ce regard. C’était celui du défi. Celui avec lequel elle m’avait eu, dès la deuxième séance. « Non. » Ferme, je soutenais son regard parce qu’il était bien trop dangereux d’essayer de ce défiler face à cette femme. « Tu n’en as pas ou tu n’en as pas cherché ? » « Ni l’un ni l’autre. » « Tu la tiens toujours pour responsable ? » Ça allait vite, bien trop vite, et je ne contrôlais plus rien. Fronçant les sourcils, je ne voyais pas où elle voulait en venir. Depuis quand avais-je dit qu’elle y était pour quelque chose ? « Elle n’a rien à voir dans quoi que ce soit. » « C’était bien la meilleure amie de Peter, non ? » « Je sais très bien où vous voulez en venir, mais ne tirez pas de conclusion si hâtive. Je n’ai pas coupé les ponts avec elle à cause de l’accident. » « Parce que tu as coupé les ponts avec elle ?... alors pourquoi ? » Je serais les dents, je refusais d’aller plus loin. *A cause de moi. Tout est à cause de moi* L’horloge sonna. La séance était fini, et pourtant, nous restions là, à nous défier du regard, sachant très bien que cette conversation serait sans fin et pourtant. Elle était fière d’elle, je pouvais le voir dans ses yeux. Fière d’avoir soulevé quelque chose, encore une fois. Son assistante rompit tout contact en entrant dans la pièce. Nous nous levions en même temps, la tension était loin d’être retombée. En lui serrant la main, je savais que la prochaine séance serait d’autant plus désagréable que cette fin, si ce n’est plus. En sortant de son cabinet, je repensais à chaque mot, chaque signe que j’avais pu donner. Non, je n’en voulais qu’à moi-même, et je pensais cette rage disparue. Celle d’avoir envoyé mon frère sur les routes, ce soir-là, après une dispute. Celle de lui avoir crié dessus en guise de discussion finale. Celle de l’avoir tué. Mais ce n’était pas moi. C’était un chauffard ivre qui grillait un feu rouge. Et pourtant… si cette dispute n’avait pas éclaté ce soir-là, Peter n’aurait jamais pris la route. Georgia serait toujours dans nos vies. Et ces séances n’auraient jamais existées…